Structures fondamentales de la crise haïtienne : Analyse et perspective. 2ème Partie

Structures fondamentales de la crise haïtienne : Analyse et perspective

« Nan pwen mennen ki pa rale kase ! »

Maximilien Laroche


« Si tous les rafistolages n’ont pas tenu

C’est que le moment est venu 

De reprendre tout l’ouvrage

Avec le fil et au crochet d’un autre âge »

Marcel Gilbert


Dans la précédente partie de cette réflexion (publiée le 17 septembre cf. Analyse sur les structures fondamentales de la crise actuelle – Radio Internationale d'Haïti) nous avons campé la situation que nous vivons actuellement à partir d’éléments caractéristiques des deux axes de violence actuellement à l’œuvre dans le pays : la violence exercée par les groupes armés et la violence socio-économique et culturelle exercée par les couches dominantes et dirigeantes. Nous avons montré qu’en parallèle à la situation « d’insécurité » tenant le devant de la scène et mobilisant les esprits, il se tient, subtile et insidieuse, une situation de violence économique et sociale, touchant principalement les couches moyennes et faibles de la société haïtienne. Celle-ci, exercée par les couches possédantes locales et transnationales de concert avec l’Etat en Haïti, est en train déposséder et d’appauvrir les couches sociales intermédiaires tout en enrichissant la moyenne et la grande bourgeoisie. 

Du fait de la réduction d’espaces de circulation, d’espaces d’habitation, de débrouillardise ainsi que d’abandon d’emprises foncières de la population, il est en train de se produire une « réforme » qui affecte le peuplement, l’emploi, les services ainsi que les marchés fonciers des sites concernés. Données à l’appui, nous avons montré que la société haïtienne subissait des secousses qui devraient normalement conduire, au moins, à une révolte sociale. Nous nous sommes donc demandés pourquoi cette situation explosive d’extrême frustration ne produisait pas la révolte sociale corollaire d’une remise en question de cet ordre social délétère. C’est la réponse à cette interrogation qui constitue la toile de fond de cette deuxième partie de notre réflexion.  

Refrain conceptuel de la violence : « youn tounen de » « de tounen youn »

Dans son ouvrage Prensip Marasa, publié en 2004 aux Editions Grelca, le chercheur canado-haïtien Maximilien Laroche nous rappelle que : « Prensip Marasa se ekilib avèk mouvman, yon mouvman ki vle di chanjman». Prensip marasa, poursuit-il « pa yon sèl bagay. Li de bagay. Li prensip ekilib men li prensip mouvman tou. Mouvman, pa pou fè bak annaryè men pou ale pi devan, pou pase pran laverite anpi pran lajistis.» (p. 76) Bien qu’il ne consacre pas sa réflexion à ce problème, l’auteur reconnait, à la suite de certains observateurs, que : «…Si gen prensip marasa, fòk gen pwoblèm marasa anpi fòk gen solisyon marasa tou.»

L’auteur de « Se nan chimen jennen yo fè lagè » s’attarde à nous expliquer que « Prensip Marasa reponn kesyon Sa sa bay ? Kesyon Sa sa bay la pèmèt nou eseye wè jan sa ap pase lè se prensip marasa a ki aplike ak le se pa li ki an aksyon. 

Pour Maximilien Laroche, le principe marasa (Prensip marasa) fournirait une base anthropologique solide proprement haïtienne pour approcher les situations, de la même manière que le principe dialectique (thèse, antithèse, synthèse) fournit une telle base pour les Occidentaux ou le principe complémentaire (yin, yang) pour les Asiatiques. Prensip marasa a di: « De (2) tounen yonn (1), yonn retounen de.» A tous les niveaux, la situation que nous vivons actuellement fournit le profil pour une approche à partir du principe marasa. 

D’abord le problème que l’on nous impose comme principal – celui de l’insécurité induite par les groupes armés, en réalité n’est pas un seul problème. Comme nous l’avons montré, c’est un problème marasa : violence physique / violence socio-économique et culturelle constituant les deux faces d’une seule et même politique. Ensuite, à défaut de solutions institutionnelles réelles, le jeu forçant à couper, il induit des solutions dés-institutionnelles de résistances populaires de trois types, les uns plus inefficaces que les autres à moyen et long termes.

La résistance populaire à la violence

En effet, totalement livrée à elle-même, de temps à autre la population haïtienne tente de résister à la violence physique liée aux conflits armés de manière plus ou moins spontanée ou organisée.  Ces résistances prennent globalement trois formes : les manifestations et « sitting » de rues, les alertes et appels à l’opinion publique locale, nationale et internationale et les « brigades » populaires d’autodéfense. 

Ainsi, on a pu voir le dimanche 26 mai 2019, des milliers de personnes défiler dans les rues de Port-au-Prince pour dénoncer les viols collectifs qui devenaient trop courants à travers le pays. En mai 2022, on verra également des résidents de la Plaine du Cul de sac manifester pour dénoncer les affrontements entre groupes armés dans leurs quartiers. De même, de temps à autre des organisations syndicales, socioprofessionnelles ou communautaires de base pétitionnent pour alerter l’opinion publique. Mais les manifestations les plus significatives de la résistance populaire restent les brigades d’autodéfense.  

Dans plusieurs quartiers de la région métropolitaine de Port-au-Prince, également dans certaines villes de provinces, des brigades populaires d’autodéfense sont mises en place. Celles-ci fonctionnent en s’appuyant parfois sur quelques éléments de l’institution policière évoluant dans les quartiers, d’autres fois en s’appuyant sur leurs propres moyens, très maigres il est vrai. Ce scenario a été constaté avec les habitants de Debussy, Croix des Prés, Canapé Vert, Turgeau etc… qui a donné le mouvement « Bwa Kale » dont le pic a été atteint entre la fin d’avril et la mi-mai 2023. C’est le cas également des résidents de Carrefour–feuilles qui ont investi massivement les rues de la capitale, Port-au-Prince, le lundi 14 août 2023 pour exiger une intervention des autorités de l’État afin d’assurer la sécurité du quartier contre les attaques de Gran Ravin. Ils se sont battus avec acharnement depuis novembre 2022 pour empêcher que le quartier de Carrefour feuilles ne tombe sous la coupe des hommes de Gran Ravin. Mais aussi, celui des habitants de Liancourt dans l’Artibonite.

Il convient de mentionner à ce titre que les mouvements qui se sont déployés au cours de l’année 2023 ont été enthousiasmants à bien des égards, notamment du point de vue du rapport de force politique. L’espace d’un cillement, ils ont modifié l’atmosphère politique du pays, fait reculer le défaitisme ambiant, déstabilisé (voire apeuré) les membres des bandes armées ainsi que les défenseurs zélés de l’ordre social établi sur la terreur. Il n’empêche que, toujours pour citer Maximilien Laroche : « Denpi de je kontre, Bout pou Bout, Gwo vale piti ». Le mouvement a vite déchanté. Il a perdu souffle, d’autant qu’il a été systématiquement dénoncé et combattu par les pouvoirs publics. 

Nan dinamik entansifikasyon zak vyolans yo ak rezistans popilè a, se nan faz sa nou ye jounen jodi a. Gwo ap kontinye vale piti ! Si nou ta vle kontinye fouye pawòl Maximilien Laroche la, nou ta kapab mande : Kilès ki gwo ? Kilès ki piti ? Pou konbyen tan sa ap kontinye ankò ? Sa t ap mande nou anpil konsiderasyon avèk yon bon evalyasyon fòs ki anprezans yo pou n ta kapab reponn kesyon sa yo kòmsadwa. Malerezman nou pa gen ase tan pou sa men sa n kapab konstate byen vit se ke jiskaprezan tout tantativ rezistans popilè yo pa janm rive kwape  mouvman gwoup ak zam yo. Okontrè ! chak jou pi plis popilasyon an ap pèdi teren. Libète deplasman, libète sikilasyon ap vin pi difisil. Chak jou kondisyon lavi nou ap vin pi terib.         

Mais qu’en est-il des résistances, des dynamiques de lutte contre les violences socio-économiques et culturelles ? 

Rien n’est fait ! Au contraire, la bourgeoisie a le vent en pourpre. Avec l’appui des bandes armées, les classes dominantes concentrent le maximum de pouvoirs, accumulent le maximum de richesses et verrouillent le narratif politico-médiatique sur ce qui est vraiment en train de se passer dans le pays. Chaque matin, des stations de radio nous rabâchent les oreilles avec des histoires à dormir debout et des analyses pour nuls et débiles mais on ne nous parle jamais par exemple des succursales de banque inaugurés en pleine « crise sécuritaire » dans un environnement marqué zone rouge. Nous n’entendons jamais parler non plus des succursales de supermarchés qui ouvrent ou rouvrent après six (6) années de fermeture, en pleine situation de régression économique. 

Comment expliquer que l’économie des nantis prospère alors que la majeure partie de la population est appauvrie, dépossédée, décapitalisée. Les étudiant.e.s en économie et sociologie pourraient s’exercer à faire des courbes avec l’exemple des chiffres d’affaires des entreprises financières depuis 2019. Celles-ci affichent des chiffres qui ne cessent de progresser dans un environnement supposément « impossible ». 

Un  autre exemple : de nombreuses stations à essence sont inaugurées alors que le marché haïtien souffre très souvent de pénuries d’essence. Dans plusieurs villes de provinces, le marché du carburant est littéralement dés-institutionnalisé. Nous tenons là des exemples clairs capables de montrer à quel point la logique qui domine l’économie haïtienne est paradoxale: la population perd son pouvoir d’achat pendant que l’économie des nantis prospère. Par le contrôle des dynamiques économiques et politiques, ils sont en train de réduire à la « vie nue » la population haïtienne et mettent à genoux la majorité pour continuer à s’enrichir. Ce n’est pas dans la bouche de ces journalistes que vous allez entendre un dossier sérieux sur le fonctionnement occulte de l’économie « libérale » en Haïti.  

Comme on peut le voir dans le tableau ci-après, déjà en 2006, l’économiste M. Bazin faisait ressortir le caractère dysfonctionnel et intenable des inégalités constatées dans la structuration de l’économie haïtienne. Une structuration qui a engendré et continue d’alimenter un système d’inégalités bloquant le développement des forces productrices. Que dirait-il de la situation explosive actuelle ?    

Tableau : Inégalités comparées

Les plus riches de la population Part du revenu national

Pays développés 5 % 13 %

Asie du Sud’Est 5 % 16 %

Amérique latine et Caraïbe 5 % 25 %

Haïti 5 % 50 %

Source : (M. Bazin, 2006) cité par F. A. Jean, 2013

Comparée aux autres régions de l’hémisphère, Jean (2013) parle d’un niveau d’inégalités à caractère burlesque en Haïti. Alors que pour les pays développés 5 % des plus riches contrôlent 13 % du revenu national, écrit-il, « dans le cas d’Haïti, 5 % des plus riches contrôlent 50 % du revenu national. Selon des données de 2005 ». (p. 34) 

Lorsqu’il s’agit d’analyser la situation dans laquelle nous évoluons, ces éléments structurels nous paraissent plus significatifs. Voilà pourquoi, par-delà la crise sécuritaire superposée dans notre réalité et dont le motif semble dominant dans le moment actuel, nous proposons de considérer la crise de système comme fondamentale. Qu’est-ce que cela signifie ? 

Les fondements structurels de la crise actuelle 

Cela signifie que les déséquilibres prononcés qui servaient jusqu’à date de piliers au système de relations économiques, sociales et politiques ne sont plus tenables en l’état. Depuis cinq ans, le système mis en place pour contenir la population est en train de s’effondrer. Il se révèle incapable d’offrir même un semblant de progrès social à la majeure partie de la population. Comme nous l’avons montré dans la première partie de notre réflexion, le droit au logement, à la santé, à la gratuité de l’éducation, à l’alimentation … tous ces droits fondamentaux qui font partie du progrès social se révèlent impossibles dans le cadre de la logique actuelle. Plutôt que d’accepter de reprendre tout l’ouvrage, les dirigeants tentent des rafistolages. C’est à la lumière d’un tel effondrement qu’il convient d’appréhender la dynamique de développement des groupes armés qui distillent la peur et la terreur. Tant que l’on est occupé à courir pour se mettre en sécurité, on n’a plus le temps voire la tête à penser à autre chose. 

Il règne en effet dans le pays, notamment dans la région métropolitaine de Port-au-Prince, une véritable psychose de peur chez les habitant.es. Les gens sont littéralement terrorisés, tétanisés et atomisés. Même chez eux, ils ne se sentent pas en sécurité. Il y a certes la peur de la mort violente mais il y a aussi la peur des enlèvements, des viols collectifs. Et la diffusion au quotidien d’une surenchère de violence vient pour les rappeler qu’ils ont toutes les raisons d’être anxieux. 

A ce propos, une habitante avisée de la région métropolitaine témoigne : 

« Mwen panse ka pa m nan pa twò diferan de anpil lot moun. M ap viv avèk yon santiman de pè, mwen kapab di okotidyen. Chak tan m ap deplase de yon pwen A a yon pwen B, mwen retade sou wout mwen m toujou estrese. Donk, mwen pè de moun ki yo menm pè tou, gen yon sòt de tansyon. Mwen menm tou mwen santi m jennen pafwa pou m wè yon moto pral pase bò kote m, mwen santi m pè, li menm tou li santi l estomake. Se sa m viv nan vil la, deplasman yo toujou fèt avèk anpil perèz. E, mwen pa santi m alèz vre pou m soti de yon pwen A a yon pwen B. »

La peur est donc réelle mais la peur extrême que nous ressentons est sur-fabriquée et suggérée. Il s’agit du résultat d’un effet grossissant de la situation visant à bloquer nos réactions à la crise systémique. C’est une technique d’administration des peuples. 

Ainsi, la grammaire de cette violence marasa fait-elle ressortir une collusion entre les différentes branches du pouvoir d’Etat, la bourgeoisie d’affaires et les bandes armées pour, d’une part redéfinir les attributs de la « souveraineté » et d’autre part, assurer la reproduction sociale du pouvoir dans un contexte de crise systémique. 

Comme le soutient Hobbes : « C’est une attribution de la souveraineté, que toute la puissance de prescrire des règles par lesquelles chacun peut savoir de quels biens il peut jouir et quelles sont les actions qu’il peut faire sans être pris à partie par ses congénères  ; et c’est cela qu’on appelle propriété […] La distribution des matières premières de la nourriture est la constitution du mien, du tien et du sien, c’est-à-dire en un mot, de la propriété ; et celle-ci revient en tous types d’État à la puissance souveraine. » 

On assiste au quotidien à un réinvestissement, une redéfinition de la catégorie de propriété avec pour genèse les actes de violence physique et symbolique. Idem des catégories de liberté et d’égalité. Un nouvel ordre social est en train d’être instauré où, ce n’est plus la « puissance publique » émanant de la souveraineté populaire qui prescrit les règles mais les puissances d’argent, de concert avec la force brutale. La liberté du citoyen haïtien ou de la citoyenne haïtienne n’est plus un attribut personnel, inconditionnel et métaphysique. 

Le concept clef capable de nous éclairer dans la compréhension de cette situation est celui de dépossession. La dépossession est l’action qui consiste à priver quelqu’un d’un bien (bien privé, bien public ou bien commun) par un moyen coercitif, illégalement ou injustement. Selon Survélor (1977), les mécanismes de dépossession peuvent prendre de nombreuses formes, éventuellement masquées. Il ne fait aucun doute que nous sommes en face d’un processus capitaliste d’accumulation par dépossession. 

A Martissant, Fontamara, Carrefour Feuilles, Croix des Bouquets, Pernier, Bon Repos, Ona-Ville, Thomassin, Laboule, Thomazeau, Cornillon, Ganthier, Liancourt, Ti Rivyè etc… une catégorie nouvelle apparait sur la scène sociale : les dépossédés ou nouveaux pauvres. Des gens qui ont perdu la libre disposition de leur propriété, la libre disposition de leur corps propre et leur égalité abstraite de sujets de droit. Dépossédés, leurs biens sont investis par d’autres « citoyens », délinquants faisant droit par la force, sans titres ni qualité. Des quartiers entiers, autrefois dynamiques et prospères, sont complètement dévitalisés pendant que leurs habitant.es sont condamnés à l’errance et à la vie nue. La pauvreté en train d’être généralisée est l’une des conséquences majeures de cette situation catastrophique et désastreuse. 

L’intensification de la violence (à travers notamment la violence armée, les incendies de maisons, le kidnapping et le viol) est l’expression singulière d’un rapport social de domination où une classe sociale – la classe capitaliste transnationale – s’autorise à exercer des violences sur les classes populaires et les classes moyennes haïtiennes pour obtenir leur subordination totale. Celles-ci sont en train d’être mises hors-jeu. Il s’agit d’une procédure de gouvernement de facto visant à écraser toutes formes de revendications venant du peuple, même les revendications basiques comme le droit à la vie et à la sécurité. Ainsi, la violence s’installe progressivement comme un phénomène naturel avec laquelle la société haïtienne cultive de plus en plus une certaine tolérance (cf. infra 9). 

Le fondement structurel de cette situation critique relève de la faillite des mécanismes du capitalisme néolibéral en Haïti et du passage de celui-ci vers une nouvelle forme. Selon S. Amin (2009), « le capitalisme historique “réellement existant” est associé à des formes successives d’accumulation par dépossession, non pas seulement à l’origine (« l’accumulation primitive ») mais à toutes les étapes de son déploiement. Une fois constitué, ce capitalisme « atlantique » est parti à la conquête du monde et l’a refaçonné sur la base de la permanence de la dépossession des régions conquises, devenant de ce fait les périphéries dominées du système », ce qui fait que l’accumulation par dépossession est source d’une crise systémique. 

Afin de masquer cette crise systémique, la communauté internationale, les USA en tête, ramène la crise à l’insécurité ; elle-même réduite à une question de moyens, qui suppose de renforcer le soutien à la police haïtienne par le biais d’une intervention. Pourtant, il a été démontré que l’essentiel des munitions et des armes qui alimentent les groupes armées viennent des États-Unis. Ces données sont confirmées par un rapport de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) en mars 2023 alors qu’un an auparavant, les autorités fédérales et de l’État de Floride s’engageaient à bloquer le commerce des armes létales vers Haïti. 

Pour ces partisans du « sécuritaire », dans le tohu bohu qui passe actuellement, la légitimité des institutions économico-politiques ainsi que les acteurs traditionnels n’est pas en cause. Idem du projet de société d’apartheid qu’ils s’efforcent de nous imposer. Il s’agirait d’une crise dans le système qu’il faudrait colmater. En ce sens, l’essentiel serait que les détenteurs du pouvoir politique se concentrent sur les solutions policières musclées à porter à la question sécuritaire. Ce qui, par ailleurs, n’exclurait pas d’éventuelles critiques à l’égard du leadership actuel du pays quitte à le remplacer par de nouvelles têtes plus ou moins jeunes et féminines. Les nouvelles têtes sont d’ailleurs déjà là, prêtes à se poindre à l’horizon. Dans cette perspective, la crise n’est pas assimilée à une crise structurelle, une crise de système, de l’État.

Crise de système : violence structurelle, violence d’Etat 

Pour ma part, je soutiens que nous vivons actuellement une crise de système. Autrement dit, le chaos observable depuis au moins le séisme du 12 janvier 2010 a non seulement des fondements lointains – au moins à 1982 – mais que la crise sécuritaire n’est qu’une superposition factice pour désorienter nos regards de la véritable crise qui, elle, vise à remettre en cause un ordre social, économique et politique injuste, créant constamment une majorité de frustré.es, de demuni.es, de vulnérables.

Dire que nous vivons une crise de système, c’est poser que tout l’ensemble des rapports sociaux, de la base au sommet, doit être reconsidéré et remplacé. Un système est un ensemble structuré dont les éléments sont interdépendants et forment un tout organisé. C’est ce tout organisé qui doit être transformé radicalement pour sortir de la crise de manière durable.

Suivant l’impulsion néolibérale, les différents gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays depuis Duvalier n’ont jamais eu comme préoccupation la promotion de l’intérêt général. Ils étaient seulement motivés par la conservation du pouvoir – avec le support international – à des fins d’enrichissement personnel et familial. Le dernier en date était Jovenel Moise. Alors que le pays connaît, au moins depuis le début des années 1950, un marasme généralisé, rien ou presque rien n’a été fait pour l’en sortir et offrir une perspective à la population. Tous les secteurs importants de la société ont été laissés en déshérence. Le système se révèle in fine incapable d’assurer un minimum de progrès social au plus grand nombre.   

Même un économiste libéral comme Fritz Jean est contraint de reconnaitre, dans ses analyses, la faillite du système devant la ténacité des faits. Dans son ouvrage Haïti, la fin d’une histoire économique (2013), il admet que le mode d’accumulation rentière mis en place en Haïti depuis l’Occupation américaine de 1915 est parvenu à son terme et que le pousser ne peut que continuer à générer des crises successives. 

En effet écrit-il : « La crise persiste donc et s’aggrave en Haïti car ses fondements s’enracinent dans une structuration qui privilégie la concentration des revenus par un groupe restreint de citoyens au lieu de faciliter l’émergence d’une masse critique souhaitable de consommateurs avec un pouvoir d’achat au-dessus du seuil de pauvreté, ce qui constituerait la base d’une demande effective propre à dynamiser l’économie .» (p. 23) 

Autant dire que les groupes armés qui tiennent la population respectueusement pour l’empêcher de se soulever participent d’un dispositif de gestion. L’insécurité n’est pas le problème. Car elle peut être résolue. 

Dès lors, l’enjeu ne consiste plus seulement en la mise hors d’état de nuire de quelques « soubrekas » du statu quo, comme cela a été le cas avec le mouvement « Bwa Kale ». Il n’est plus simplement « sécuritaire », au sens restrictif de policier. Il est éminemment et pleinement politique et transnational. La crise s’affirme comme une confrontation non avec tel ou tel groupe de « bandits » mais avec l’ensemble des garants du système, notamment l’oligarchie bourgeoise représentée par l’actuel pouvoir politique ainsi que ses suppôts internationaux. Dans la perspective d’une solution marasa, il s’agit fondamentalement de changer de paradigme. Et pour ce faire, il nous faut inscrire structurellement le moment actuel dans un double contexte national et international de luttes aigues pour un renversement de perspective, un renversement de paradigme.

Logique de la violence : l’administration par la peur

On ne saurait nier qu’il existe actuellement en Haïti une situation particulière qui met le pays dans l’incapacité totale de garantir la sécurité des citoyens et citoyennes. A leur corps défendant, des dizaines de milliers de personnes, voire des centaines de milliers, font les frais de cette incurie. Mais la crise sécuritaire n’est qu’un épiphénomène qui est loin d’épuiser l’essentiel des demandes populaires touchant à tous les secteurs importants de la société, de la santé publique à l’éducation en passant par l’économie, la justice, le logement, le transport, la libre circulation etc…Sa surreprésentation dans notre imaginaire, sa surimpression dans notre esprit par le biais des medias traditionnels et dominants fait partie d’une stratégie de détournement, de « rétention » du potentiel de révolte et de soulèvement. Nous sommes soumis à un véritable processus d’incubation psychologique.

Nous faisons face à un banditisme criminel, une insécurité criminelle alimentée par une mafia internationale, des éléments de la diaspora et des gros bras du secteur privé local, mais les enjeux de la situation dépassent de loin les intérêts de cette camarilla. Et ceux-ci touchent à la souveraineté même du pays. Sa souveraineté, sa propriété, la question de celles et ceux à qui il appartient et qui sont en droit de décider de son présent ainsi que son avenir. Ce dont il est question à travers cette violence paraétatique c’est la reproduction sociale du pouvoir selon les logiques traditionnelles de subordination. A l’heure actuelle, les citoyens.nes sont en train de perdre le contrôle de la vie sociale et ne sont pas souverains pour décider de leur avenir. A moins de le concevoir ailleurs, hors d’Haïti.

Après avoir perdu son indépendance économique, le pays a définitivement perdu son indépendance politique – quoique alors relative – en 2011. Car, il convient de noter que depuis 2004, les troupes de Nations Unies étaient en faction dans le pays. Aussi, dans le fondement structurel de la crise que nous vivons actuellement, il faut intégrer le capitalisme néolibéral qui postule une réingénierie de l’Etat (modernité liquide) et sa conception marchande de tous les besoins vitaux. A noter que tout comme l’eau, la santé, la nourriture, le logement, l’éducation, le transport et le loisir, la sécurité fait partie des besoins vitaux. 

S’agissant des raisons expliquant la faible réaction des populations à la situation explosive, la réponse nous semble se situer à trois niveaux. D’une part, il faut reconnaitre qu’il y a une certaine efficacité dans la démarche de détournement ou d’étouffement, en ce sens que le contrôle de l’opinion réagit sur le corps social en lui donnant une unité de direction, une convergence, stabilisant pour l’ordre établi, le statu quo. D’autre part, tout le monde reprenant la même musique triomphante de l’opinion, il faut reconnaitre également l’absence d’une force sociale, alternative et crédible, capable d’imprimer une autre direction à l’histoire. En dernier lieu, nous sommes dans ce que Nietzsche appellerait un moment de convalescence après une suite de mésaventures politiques collectives. Un moment de reflux des luttes démocratiques populaires : le large mouvement démocratique de luttes populaires qui s’était engagé après 1986 s’est estompé, encrouté, enlisé.  

Face à la cohue du temps qui passe et qui nous menace d’obsolescence 

De nouveau reprenons Maximilien Laroche : « Se nan chimen nou ye, n ap kannale, n ap mache-prese. Ki bò n prale ? Kote n a rive ? Nou pa bezwen mande konbe tan n a pase nan tray oswa nan plezi, nou nan chimen. Li ponkò fè klè, men se klate n ap chache.»

Voici ce qu’écrivait Max Chancy en 1982 : « La tache politique du moment consiste à faire basculer le rapport des forces au profit des classes et des couches sociales qui défendent les intérêts de la nation. » (p. 81). Quels sont actuellement les intérêts de la nation ? Tout simplement continuer à exister en tant que pays autonome, souverain, en tant que projet alternatif à la société occidentale, capitaliste d’exploitation et d’oppression. Quelles sont les classes et les couches sociales qui défendent ces intérêts ? 

En fait, dans la lutte actuelle s’affrontent deux camps : les antinationaux – ceux qui sont à la solde d’intérêts internationaux et qui refusent tout réaménagement même superficiel du statu quo – et les patriotes. Dans le camp des antinationaux, on retrouve tous ceux et celles qui sont contre les véritables intérêts du pays : secteurs de la bourgeoisie, opportunistes des classes moyennes, sous fifres au service de menées néocoloniales du capitalisme transnational. 

Comme le rappelle Janne (2016), l’opinion joue un rôle important dans toute société. Indépendamment de la forme même de l’organisation politique, « l’adhésion plus ou moins complète des personnes aux directives du groupe social, l’estime et la confiance que chacun accorde aux dirigeants, ont une influence déterminante sur le fonctionnement du régime». Ces antinationaux, incapables d’imposer leur projet par fabrication de consentement, incapables d’obtenir l’adhésion du plus grand nombre, recourent à la voie violente. 

Les « forces progressistes » ayant constaté leur difficulté à traiter la situation actuelle adéquatement, il appert de manière urgente que nous avons besoin d’une alliance capable de dynamiser une lutte de masse organisée pour contenir la dégradation et engager une nouvelle offensive dans le sens des intérêts du peuple et de la nation. Si rien n’est fait pour contrecarrer la tendance, il est très probable que nous allons subir pour longtemps encore l’onde de choc de la radicalisation du processus réactionnaire enclenché en 2011 par les bandits légaux. Quelle alliance peut nous offrir la perspective de construire un pays juste, libre et digne ? 

Dans le Manifeste du Parti d’Entente Populaire (PEP), Jaques S. Alexis signale que « la politique est la science du possible » en même temps qu’il nous rappelle que « l’activité politique ne doit pas se complaire dans le traditionnel, dans la routine ». 

Il va falloir certainement user de notre puissance collective de pensée et d’agir pour sortir du présent perpétuel et de l’agitation permanente afin de nous réapproprier notre espace, nous réapproprier le pays. L’urgence est de proposer une issue constructive qui fasse avancer le combat des masses populaires haïtiennes contre les ennemis du peuple, les antinationaux.   

James Darbouze

Septembre 2023


Références bibliographiques 


ALEXANDRE, M. (1971). « Haïti : Crise de structures et crise de conjoncture », in Nouvelle Optique, Vol 1 no 1, janvier, pp. 9-25.


AMIN, S. (2009). Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise ?, CADTM


CANGUILHEM, G. (1943). Le Normal et le Pathologique


CHANCY, M. (1982). Alexis Politique


HOLLY, D. (2011). Un État fantôme, revue RELATIONS # 746, février 2011 


JANNE, H. (2016). « Opinion et démocratie », Revue de l’Institut de Sociologie, 86 | 2016, 107-116.


JEAN, A. F. (2013). Haïti, la fin d’une histoire économique. 


LAROCHE, M. (2004). Prinsip Marasa, Editions GRELCA


SUVELOR, R. (1977). Masques et mécanismes de la dépossession. Le Monde diplomatique


1 Sous le titre : « Intensification des actes de « violences » et résistance populaire : leçons, défis et perspectives », une version préliminaire de ce texte a servi de support lors d’une causerie à la POHDH, Vendredis de la Plateforme, le 25 aout 2023. La version que nous publions a été modifiée pour servir de base à une conférence dans le cadre des vendredis de la Gauche (Vandredi Lagoch) de l’organisation Cri Castro.    


2 En tout premier lieu, je voudrais préciser que j’interviens ici avec le double chapeau de militant révolutionnaire et de chercheur. Le militant cherche les voies et moyens pour organiser la lutte révolutionnaire pour transformer radicalement la société (en cohérence à la 11ème thèse sur Feuerbach de Marx)… changement de système. Le chercheur analyse la société haïtienne dans son mouvement et son histoire (dynamique dialectique). Les deux sont actuellement convaincus qu’il est urgent de dégager la spécificité du moment que nous vivons afin de proposer des perspectives d’action adaptées à la situation.    


3 Dont les mauvaises conditions de vie s’aggravent au jour le jour


4 Rappelons que le Gouvernement haïtien lui-même, par l’entremise du Ministre de la Justice et de la Sécurité Publique, à inviter la population le …. à faire usage de son droit à la légitime défense. Par la suite, quand ils ont vu que la population avait pris cette invitation au sérieux, ils l’ont combattu.


5 Contentons-nous de ces deux exemples de manifestations pacifiques bien que l’on pourrait trouver à citer des dizaines d’autres. 


6 Incompétence stratégique ou calcul, la Police Nationale d’Hait (PNH) de manière globale se montre « inefficace » dans la conjoncture. Par contre, certains membres de l’institution policière, associés à la population dans leurs quartiers, ont montré une certaine efficacité dans l’identification et la neutralisation de membres de groupes armés.


7 Ceci est valable notamment pour la grande bourgeoisie dont les affaires n’ont jamais été mises en difficulté dans la conjoncture. Alors même qu’elles se situeraient sur les territoires perdus de la République (selon l’expression du Ministre de la Justice). Le scenario se présente de manière différente pour les membres de la moyenne bourgeoisie. 


8 Au fort des mobilisations de 2019, le think tank progressiste GR-FPSPA avait produit un fascicule titré « Senkant (50) kesyon ak tout repons pou Ayisyen k ap mande chanje sistèm ». C’est un document de référence que j’invite ceux et celles que l’approfondissement de la question intéresse à s’approprier. Il est disponible en version électronique et papier.   


9 Cf. Georges Eddy Lucien et Walner Osna, « Gangstérisation d’Haïti : du contrôle territorial au démantèlement des mouvements populaires », Le Nouvelliste # 41812, samedi 19 et dimanche 20 aout 2023.  


10 Mirna, une déplacée forcée d’Ona-Ville (sortie nord de Port-au-Prince) par la bande à Jeff, nous a expliqué qu’elle avait dû laisser sa maison, un dimanche après-midi, en catastrophe avec seulement ses habits sur le corps et son bébé. Ce n’est qu’une fois arrivée sur la Place Publique de Carrefour Clercine (zone relativement safe) qu’elle s’est rendue compte qu’elle était pieds nus.  


11 N. est cadre socio professionnel supérieur. Femme, seule avec enfant. Son quotidien est fait d’une routine simple : emmener son enfant à l’école, se rendre au travail, aller chercher son enfant de l’école, aller au supermarché faire des courses, rentrer chez elle. Pourtant, même dans cette routine, elle ne peut avoir l’esprit quiet et tranquille. 


12 Témoignage recueilli dans le cadre de la recherche « Mobilité, stress sécuritaire, qualité de vie et l’avenir urbain de Port-au-Prince », Centre EQUI, Juin 2021. Les conclusions préliminaires de cette recherche ont été présentées aux journées scientifiques « Pathologies sociales et santé globale en Haïti » de « Zanmi Lasante », les 15 et 16 février 2023.    


13 Comme souvent, la malice populaire haïtienne s’est approprié cette situation sous le mode comique de l’ironie. Un ami me racontait, naturellement en riant, que l’expression habituelle « demen si Bondye vle » a été remplacée par « si Bandi vle ».      


14 Suvélor, R., (1977). Masques et mécanismes de la dépossession. Le Monde diplomatique 


15 Dans les cas de viols, on pourrait parler d’une double dépossession de soi-même (son corps) et de ses biens.


16 De 2004 à 2017, pendant treize ans, les soldats étasuniens, français, brésiliens, latino-américains et africains ont été présents sur le sol haïtien sous le label des Nations Unies (ONU). Au « départ » de ces troupes en 2017, ils ont laissé un pays exsangue, complètement appauvri et gangrené par la corruption. Sans compter les maladies comme l’épidémie de Choléra que les contingents népalais ont laissé en héritage dans le pays. 


17 Comme nous l’avons montré ailleurs, une caractéristique politique forte du moment que nous vivons est l’instrumentalisation par les institutions internationales de mouvements « liquides », jeunes, sans ancrage idéologique (ni de droite ni de gauche). On retrouve dans cette catégorie diverses organisations d’un féminisme new wave, « jeune et liquide », porté par de jeunes louves, assoiffées de visibilité et de « réussite » sociale personnelle. 


18 C’est l’hypothèse soutenue déjà en 2013 par Fritz A. Jean dans son ouvrage Haïti, la fin d’une histoire économique. Il écrit : « L’ordre se maintient à peine. Pour sauvegarder les ruines d’un système en chute libre, on fait tomber des régimes et on propose de nouvelles formes d’organisation de l’économie, car il faut répondre aux exigences d’une population en croissance exponentielle que ne peut plus soutenir cet appareil productif déficient ». (p. 17)  


 19 Il connaît son point culminant dans la séquence actuelle.


20 Formé à l’école nord-américaine, Fritz Jean est un économiste libéral tant par son ancrage théorique (il cite ses références sans les critiquer au regard de la réalité haïtienne) que par sa pratique de l’économie. Pour rappel, il a été Gouverneur de la Banque Centrale d’Haïti (BRH) sous René Préval de 1998 à 2001. Il a également été Président de la Chambre de Commerce, d’Industrie et des Professions du Nord-Est en 2012. 


21 Maximilien Laroche, Ibid.


Crédit: James Darbouze

Enseignant/Chercheur / Militant


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